…/…dans des strates au sein desquelles l'apnée, pour être juste, ne peut qu'être de courte durée. Peindre, donc, passer des couches, c'est non pas construire une surface mais faire revenir à la surface. Et, disais-je, il faut que ça tienne. Et pour que ça tienne, il faut que ça lui rappelle de la peinture : de la peinture, et non un tableau, car jamais aucune oeuvre de Sicard n'est indexée sur aucun tableau précis. Nulle pratique de la citation, chez lui, ni directement - par la reprise agrandie de quelque détail trouvé dans une oeuvre ancienne qui, par le jeu du changement d'échelle, deviendrait soudain pure surface abstraite fouettée par la brosse - ni même de façon plus indirecte, par une quelconque imitation de la "manière" d'un peintre ou d'un autre. À la citation, le peintre préfère l'allusion : le souvenir d'un tableau, ou d'un geste, venant se mélanger à plaisir avec celui d'un autre tableau, ou d'un autre geste, ou de la sensation que lui, Alain Sicard, en a conservé. À moins que cela ne soit celle qu'il a réinventée... Il faut insister sur cela, car, face à ce travail, il est facile de se méprendre, parce que la mémoire de Sicard est, à bien des égards, aussi la nôtre - car il y a, en partage entre tous ceux qui aiment la peinture, une vaste mémoire commune, un musée mental fait de toutes ces oeuvres que nous avons vues, ou que nous rêvons de voir - , et que, devant ses oeuvres, il est tentant de succomber à la tentation du "ça fait penser à..." Oui, ça fait penser à, mais à quoi ? À de la peinture. À cette sensation physique et émotionnelle que l'on ressent et que l'on garde en réserve, sans même le savoir, chaque fois que l'on voit un nouveau tableau. Cette sensation qui fait que, vingt ans après, devant une oeuvre dont on a perdu la mémoire visuelle, on est certain de l'avoir déjà vue car notre corps, lui, s'en souvient et reconnaît la sensation qu'il éprouve."J'ai déjà vécu ça", nous dit une voix intérieure, et ce tableau ressuscite en moi la mémoire de cette sensation oubliée. Voilà ce que cherche l'artiste : le tableau capable de réveiller notre mémoire sensorielle de la peinture.
Ce qui frappe, chez Alain Sicard, c'est que ce qui est juste pour lui - ce qui "tient", en d'autres termes - l'est aussi pour nous qui n'avons pas forcément en tête les mêmes tableaux, et encore moins les mêmes lieux, sans rien dire des personnes auxquelles ces lieux et ces oeuvres nous font songer. À chacun ses souvenirs, mais pour tous il y a la même petite madeleine : la peinture. C'est ce que nous rappelle ce travail, c'est pour cela que devant lui, et devant le 43, rue Fructidor, il est impossible de ne pas se souvenir. Car l'artiste a su inventer un art mnémonique. Non pas une oeuvre nostalgique qui, comme ces vieux appartements que l'on vide, laisserait sur les murs, comme autant de signes de l'absence, la trace des tableaux disparus, mais un art qui fait revenir par le souvenir les sensations que l'on croyait perdues.

Pierre Wat