Texte pour les "Moments artistiques" chez Christian Aubert - 2020
La profondeur de la peau.
C’est Laurie qui suggère ce titre paradoxal, bien avant que j’aie découvert son travail. Je me rends avec Alain dans son atelier, un dimanche matin de décembre. Foisonnement de céramiques, posées sur des tables, des socles, à même le sol ; parfois couchées dans des cartons, comme dans des étuis. Un inventaire inépuisable de peaux. La peau verte, épaisse, d’une large queue de saumon. Et puis toutes les autres, fines, brillantes, émaillées ; écailleuses, striées, irritées. Celles qui protègent, résistent, mais surtout, celles qui s’ourlent et ouvrent sur les dessous. Soulever, dévêtir ; retourner la peau, pour appréhender la chair, plus que la nudité. Se couler dans des siphons roses, stagner dans des plis, des zones d’ombre. La main de Laurie s’est déjà glissée et attardée là ; on se sent toujours précédé. Muqueuses qui tantôt pâlissent, tantôt s’empourprent. Récurrence des conduits, des trachées, des cols. Troncs coupés, détachés ; creux partiellement visibles, qui gardent, rétractent ou évident les souffles, sans jamais convoquer l’identité. Meurtrissures sans bords, anonymes, créatures hybrides ; la présence organique s’exhibe, passant sous silence l’expérience, le récit, la mise en mots. L’énigme se perd dans la profondeur de la peau, là où s’ancrent les possibles, la gestation, le devenir. Là où tout pourrait recommencer, peut-être autrement. Là où s’appréhende le hors d’atteinte. Laurie évoque à un moment « La dépouille du beau garçon » ; pudique incitation à raviver la vulnérabilité des mortels, la mémoire des blessures irréparables. Le regard se pose alors sur le travail d’Alain, aborde ses peaux de peinture. C’est lui qui semble s’être plié au travail de Laurie : c’est la première fois que je vois ses pliures, nettes, léchées. Comme les pages d’un livre, avec les marges blanches. Les deux pans de la feuille s’arrondissent, sculptent un équilibre précaire. Le pli dit la rupture. C’est une pause, je m’y allège. Passe de l’autre côté, médite sur ce qui a pu choir dans la fente. La jointure amarre le désirable, lui assigne un semblant de prise. La surface est luisante, une sorte de fard uniformément répandu, comme s’il fallait se protéger des dessous, ou protéger les dessous : mettre à l’abri l’essence même de la peinture ; sa substance liquide et nue, sa matière constitutive. La rendre intangible, inaccessible. Ne la livrer que par l’entremise de la mince taie qui recouvre la feuille, pour créer l’illusion de la profondeur, du relief, de l’épaisseur, pour conforter l’équivoque. Proférer l’image, asseoir la représentation. Le vernis, en surplomb, pour mieux se soustraire, s’effacer, voire disparaître. La peinture d’Alain, une histoire de défection, sous le couvert de la peau. Tous les deux travaillent à la table, à plat. Ancrent le geste dans un espace préhensible, assigné à l’oeil, accordé à la main. Ils restituent sur une autre table cette proximité, cette hospitalité ; donnent à voir les œuvres telles qu’elles ont été pensées, créées. On s’incline, on se penche vers, on apprivoise ; l’étal se déploie, sans rien asséner de frontal. Laurie installe ses céramiques autour des plis d’Alain, on dirait que ces travaux se sont toujours côtoyés, déjà reconnus. Une parenté troublante dans les accords chromatiques, un va-et-vient entre les matières, les textures, qui s’exhaussent, se répondent. Un même raffinement, une même préciosité. La délicatesse d’un cérémonial, sous le glacis de la volupté.
Claire Dumay.
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