Communiqué de Presse de l'exposition "10.27.41.14.KL" - galerie Bernard Jordan - 2015

Les Abandons

Les âmes abondent parmi le Soleil noir de la Mélancolie (1) , et celles que je laisse derrière moi je les récupère ensuite. Je trépigne et elles se donnent à moi sous l'œil enregistreur des images, à travers ces derniers gestes d'étalement que j'essuie et finis au white spirit pulvérisé. Pour les rejouer ensuite, immédiatement, à l'instant. Passé cette brèche temporelle à ne pas savoir qu'en faire, le bel œil revient et alors, je plébiscite un nouveau geste, une nouvelle matière déduite des fluidités chimiques de l'huile passée au filtre du papier glacé. Qui fait mouche ! Sous cette peau tendue d'à peine quelques millimètres d'épaisseur, et qui rejette la peinture, la bave, la dégouline, la rebiffe, en renifle les ardeurs élémentaires, se cache le rêve aimé, dans sa grâce et son étendue, d'une fleur à peine éclose, celle du temps consacré à dégoter le meilleur système, la mécanique limpide, qui d'autorité, donne aux œuvres leur cambrure.

Les deux accrochages proposés à la Galerie Bernard Jordan, parmi les peintures les plus récentes, réalisées entre 2011 et aujourd'hui, témoignent de cet indubitable jeu, pour le moins dangereux et festif, avec le chapelet des journées qui ne s'égrène pas, mais se condense dans les vapeurs de l'huile : l'angle d'intervention. Et si le revers des peintures est toujours lisse et parfaitement propre, c'est bien dans cette tentative indicible à paraphraser l'ordre des mots inconscients qui achèveraient de nous dire du bien des quatre bords de l'atelier. Trop de bien tue, la mouche se réveille ostensible, et assène un dernier coup au peintre. Là, il faut continuer. Par le passé, les œuvres d'Alain Sicard adoptaient des tailles diverses et se munissaient parfois de réserves de blanc. Son propos s'est radicalisé. Cette exigence, qui nourrit sa démarche, l'a autorisé, progressivement, à travailler à la verticale ce bain de peinture dans lequel le support se fond, s'oublie, s'absorbe totalement. S'éloignant d'un procédé de trempage à l'horizontale, où les pigments à l'huile, apposés grâce à un apprêt fluide, deviennent boue autant que bain révélateur, cette distance nécessaire au regard est alors possible, tandis que la pâte picturale en question, s'avère parfaitement maîtrisable à la verticale, malgré l'inexorable attraction que la pesanteur du centre de la terre exerce sur cette surface glissante en cours d'évolution. D'où surgissent un œil, un beffroi, une autoroute, les alignements d'une clôture pixelisée, qui s'avèrent être un paysage normand, une nuée viennoise, le regard du tableau à l'orientale, qui dérape sur l'œil.

À quel moment figer cette lente mais inexorable évolution, comment faire rentrer le geste dans une imprécision volontaire qui un temps fulmine, et culmine aux sommets ? Les sommets, les atteindre, au hasard de la peinture ancienne retrouvée dans les livres et sur les cartes postales, étendues nonchalamment sur l'étagère. Un geste de peintre, c'est un matériau mélancolique. C'est la bille de plomb sous le vernis. Les dernières œuvres ne sont d'ailleurs quasiment jamais plus recouvertes. Le vernis peut salir, même s'il obsède l'artiste dans sa fabrication d'une image parlante, au sommet du muet, à l'ombre étrange et lumineuse du passé qui n'est plus. In the Shadow of No Towers (2), il fait son cinéma, et il nous touche. De ce XXIème siècle gris et débutant, qui déglutit de lumière halogène, Alain Sicard s'aligne sur les morceaux anciens de sa peinture animée et rêvée d'angle, de celle qui fait place nette sans abandonner l'ange aux ailerons acérés.


Céline Leturcq

(1): Célèbre oxymore de Gérard de Nerval dans Les Chimères.
(2):A l'ombre des tours mortes,bande-dessinée d'Art Spiegelman publiée à compte d'auteur en 2004 chez Casterman.